Vann Nath et Séra, la mémoire cambodgienne entre deuil et espérance



Au moment où se poursuit le procès de quelques anciens dirigeants khmers rouges, le travail de mémoire sur le génocide cambodgien est plus que jamais crucial. Par ses ressources symboliques, l’art, tout comme la justice ou l’Histoire, joue un rôle éminent dans l’élaboration du trauma collectif et dans la reconstruction d’une mémoire respectueuse des victimes oubliées.

Vann Nath est décédé lundi 05 septembre.


Beaucoup plus que les autres grandes exterminations du XXe siècle, le génocide cambodgien a été l’objet d’un phénomène général d’effacement consécutif à un processus de déni, de mise à l’écart de l’Histoire, y compris au Cambodge où les nouvelles générations en ignorent souvent l’existence. C’est pourquoi un sentiment de perpétuel exil persiste chez les rescapés et leurs descendants, condamnés à vivre avec des fantômes et à ruiner leur sentiment de partager une histoire et un monde communs. La carence d’images de massacres, l’absence de preuves ou la rareté des souvenirs des témoins incitent à questionner la possibilité de la transmission des événements indicibles et à se demander en quoi l’image interroge le génocide. Comment, par les images – par définition toujours “pleines” – rendre sensible l’absence, la perte ? Comment ajuster ou inventer un regard qui ne soit ni trop proche ni trop lointain ? Face à la fiction mortifère de l’idéologie khmère rouge, l’art oppose un imaginaire et un artifice qui prennent en compte la défaillance intrinsèque (excès ou insuffisance) de tout rapport entre l’image et la réalité. La création n’a pas comme ambition de transformer le réel ou de résoudre l’énigme du passé effectif, mais elle est ce lieu privilégié où s’inscrit la perte d’une manière pensable et signifiante. C’est dans cette foi en la création comme acte de résistance contre l’oubli que des artistes se sont engagés pour faire “oeuvre de mémoire”, à l’instar de Vann Nath, l’un des survivants du centre de torture baptisé S211. Ses peintures vont être exposées pour la première fois en France aux côtés de celles de Séra, peintre franco-cambodgien qui a vécu un exil forcé depuis la prise de pouvoir des Khmers rouges. Bien qu’empreintes de sensibilités différentes, propres à l’Orient et à l’Occident, leurs oeuvres montrent que la transmission est possible entre deux générations : la première, qui a traversé le monde concentrationnaire, et la seconde, qui a hérité de cette béance. Cependant, l’élaboration du passé n’est pas la même. Chez l’aîné, la restitution des faits prédomine sur l’invention fictionnelle ; pour Vann Nath en effet, la nécessité est de rétablir une dignité humaine tant pour la communauté que pour lui-même2. Séra privilégie la fiction, même s’il se soucie de ne pas usurper le droit à la parole des témoins directs et de ne pas outrager la mémoire des événements. Évitant le piège de la compassion, l’un et l’autre inventent des modalités de regard nouvelles pour affronter l’indicible.

Extrait de l'article de SOKO PHAY-VAKALIS publié publié dans le numéro Hors Série " Cambodge, Mémoire de l'extrême ".

Légende : S 21, la machine de mort khmère rouge. 2002, photogramme.


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